J'étais à peine rentré d’une reconnaissance au nord du Sénégal, où des peintures rupestres évoquant des formes léporidées m’avaient été signalées, qu’une nouvelle en provenance de Chine m’invita à refaire mes bagages pour le Sichuan. Ce que je vis, au fond d’une caverne située au pied d’une sommité moyenne au sud-ouest du Mont Emei, devait me convaincre que le hasard n’est plus tolérable et que l’évidence d’une civilisation très ancienne en rapport avec les lapins s’étalait devant mes yeux. Mais le mystère reste entier lorsqu’on tente une datation des mythes concernant cet animal.
Au IIe siècle de notre ère, le très dogmatique Irénée de Lyon a parfaitement rapporté les thèses de communautés gnostiques qui toutes, de la Vallée du Jourdain à l’Asie Mineure et même jusqu’en Extrême-Orient, exposent la mystique du Grand Lapin réservant le salut à ses seuls initiés, en opposition au Christianisme qui le propose à chaque individu. Il n’est pas inutile de citer les disciples d’Audi, les Manichéens, les Kantéens, les Séthiens, les Barbélognostiques, les Archantiques, les Ophites, les Pérates ou les Caïnistes, qui s’en réclament tous sans exception. Par contre, on n’en trouve nulle trace dans les écrits de Simon de Samarie ou de Nicolas le Diacre, ce qui ajoute à l’étrangeté de ce courant de pensée. Selon Frazer, cette conception ésotérique repose sur un substrat plus ancien que l’hypothèse midrashique ne peut interpréter.
Quelques siècles plus tard, les récits de Bogomiles ou de Cathares ayant échappé au bûcher, mentionnent de façon très prudente l’existence de croyances tenues secrètes sur le retour du Grand Lapin, dont l’espèce dominait autrefois la Terre et aurait contribué à l’extinction des dinosaures en leur mangeant l’herbe devant le museau. Ce retour quasiment messianique a pour but d’empêcher Sophia de s’unir à nouveau à la matière, obligeant alors le Démiurge à retirer l’esprit à Adam, dont la longue lignée humaine a injustement détrôné les lapins.
Pour le Sénégal, cité plus haut, le cas a été promptement réglé, puisqu’il s’agissait de dessins récents réalisés à la craie par des enfants, pour illustrer une légende locale remontant au début de la période post-coloniale et évoquant le séjour d’un toubab surnommé Rabbit, on ne sait pourquoi. Par contre, en analysant les différentes sources qui alimentent la légende arthurienne, on relève au XIIe siècle chez Païen de Maisières, sorte d’écho corrompu de Chrétien de Troyes, une mention originale de Gauvain dévoré par une tigresse asiatique au fort pouvoir de séduction, qu’il était venu dérober dans le château d’un mystérieux Roi-Lapin. .
Mais ceci tient plus de blagues d’anthropologues en fin de banquet annuel, que d’un scénario de film d’aventures mettant en scène un scientifique chapeauté aux prises avec de malfaisants simoniaques avides d’objets liturgiques antiques.
Il faut par contre admettre que la circulation réciproque des idées entre l’Extrême-Orient et la Terre-Sainte ne fait plus aucun doute, puisqu’on retrouve le texte qui suit dans l’Evangile apocryphe de Philippe: "La lumière et la parole, la vie et la mort, la droite et la gauche sont sœurs les unes des autres ; elles sont inséparables. C’est pourquoi, ni les bons sont bons, ni les méchants méchants, ni la vie est vie, chacun sera dissous dans sa nature originelle. Mais les lapins, qui sont supérieurs au monde, sont indissolubles, éternels". De nature spécifiquement taoïste, il fait écho à de nombreux passages du Zhuangzi écrit 300 ans plus tôt et, sans le dénaturer, on pourrait lui ajouter la fin du célèbre discours de l’énigmatique Guang Chengzi au légendaire Empereur Jaune : "Tout ce qui naît de la terre retourne à la terre. Comme les lapins échappent à ce cycle, je vais vous quitter, franchir les portes de l’infini, participer du soleil et de la lune, durer comme le ciel et la terre. Si l’on m’aborde, je disparaîtrai ; si l’on me fuit, je l’ignorerai. Lorsque les humains seront morts, moi seul survivrai".
Guang Chengzi est-il le fabuleux Grand Lapin, dont la vénération est parvenue en Terre-Sainte se confronter au Christianisme naissant, pour se diffuser ensuite dans le monde celtique, puis médiéval ? Quel est le message véhiculé par ces dessins de lapins vus dans une grotte du Sichuan, et pour le moins contemporains de l’époque à laquelle on situe l’hypothétique Empereur Jaune (~2'500 av. J.C.) ?
Le Christianisme ayant supplanté le culte du lapin, ce dernier a néanmoins survécu dans l’inconscient collectif et réapparaît sous forme de figurines en chocolat consommées au moment le plus crucial de son calendrier liturgique.
Post Scriptum :
en mandarin, la traduction courante de l’expression "le coup du lapin" est 头颈部损伤, mais son contenu sémantique diffère sensiblement du français, puisqu’on peut sans crainte le rapprocher de la fameuse expression latine "cave cuniculum"; peut-être n’est-ce pas non plus le fruit du hasard… ...
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