vendredi 29 janvier 2010

San Francisco parano

      
Après leurs quatorze heures de voyage, ils n’étaient pas encore au bout des épreuves qui leur ouvriraient les portes de la Terre Promise.
Une voiture aux dimensions généreuses les attend sur le parking de l’aéroport de San Francisco. Piet n’a jamais conduit de voiture automatique, et celle-là l’est indubitablement. A cela s’ajoutent quelques fonctions inconnues sur le tableau de bord. Le manuel d’instructions trouvé dans la boîte à gants est en anglais, of course ; ce qui ne poserait pas de problème dans un autre contexte, si ce n’était quelques termes techniques inconnus devant expliquer des trucs et des machins. Kiki se met à commenter le manuel pendant que Piet teste les commandes en fonction de son expérience des voitures.
Et l’on parvient à démarrer, à faire fonctionner les organes essentiels, puis à s’engager sur la route. En dehors de cette découverte que les feux de signalisation ne sont pas placés au même endroit qu'en Europe et que les règles de circulation ont des particularités locales, il ne reste plus qu’à s’orienter dans une ville nouvelle, à interpréter un plan tout en restant attentif au trafic et à la taille inhabituelle de cette voiture, puis à trouver son hôtel.
Après ça ils pourront enfin dormir, même si ce n’est que le début de l’après-midi en Californie.

Evasion en chaîne (Chine ?)

   
Il serait temps de parler de la liberté, celle que l’on trouve dans les espaces situés en-dehors des contraintes insupportables. Faut-il se déplacer pour la trouver ? Oui, la fuite est souvent le comportement le plus courageux dans nombre de situations. Il y a une telle quantité de manières de fuir, que la psychiatrie en a monopolisé une grande partie à son usage. Pourtant, toutes témoignent d’un même besoin de libération.
    
     
Au bout de la fuite se trouve le refuge, qu’il soit provisoire ou non. C’est la qualité de ce refuge qui détermine le caractère, le style, le genre de l’évasion, et il suffit de peu pour que cela finisse de façon plus tragique que dans la situation à l’origine du besoin d’évasion.
Mais avant cela, les nuances qui différencient les sentiments déclenchant la prise de conscience du malaise, vont donner son allure au passage à l’acte : transport, croisière ou chute. Certaines fois, les chemins peuvent conduire à l’insolite, longer des frontières redoutables, à l’écart des routes fréquentées. C’est dans ces moments, en pleine possession de ses moyens et confiant dans son orientation, que le "voyageur" prend la confiance nécessaire pour continuer de tracer sa voie.

mercredi 27 janvier 2010

Les libations de Li Bai

         
     花間一壺酒
    獨酌無相親
    舉杯邀明月
    對影成三人
    月既不解飲
    影徒隨我身
    暫伴月將影
    行樂須及春
    我歌月徘徊
    我舞影零亂
    醒時同交歡
    永結無情遊
    相期邈雲漢
  
 Seul, je me verse à boire, faute de compagnon,
Je lève ma coupe et invite la lune et, avec mon ombre,
nous voici trois.
Mais la lune ne sait pas boire. Et mon ombre ne fait
que me suivre.
Pour l’instant, que la lune et mon ombre m’accompagnent ;
Quand on veut son plaisir, il faut profiter des moments.
Je chante, mais la lune hésite à s’avancer.
Je danse, mais mon ombre ne fait que s’agiter en désordre.
Quand je suis éveillé, nous réjouissons à l’unisson,
Mais l’ivresse passée, nous nous séparons.
Pour toujours liés ensemble, nous errons sans sentiment,
Et prenons rendez-vous, loin, sur la Voie Lactée.
Jacques Pimpaneau, in: Jacques Pimpaneau, Célébration de l’ivresse, Arles, 2000.

Parmi les fleurs un pot de vin :
Je bois tout seul sans un ami.
Levant ma coupe, je convie le clair de lune ;
Voici mon ombre devant moi : nous sommes trois.
La lune, hélas, ne sait pas boire ;
Et l’ombre en vain me suit.
Compagnes d’un instant, ô vous, la lune et l’ombre !
Par de joyeux ébats, faisons fête au printemps !
Quand je chante, la lune indolente musarde ;
Quand je danse, mon ombre égarée se déforme.
Tant que nous veillerons, ensemble égayons-nous ;
Et, l’ivresse venue, que chacun s’en retourne.
Que dure à tout jamais notre liaison sans âme :
Retrouvons-nous sur la lointaine Voie Lactée !
Tch’en Yen-hia et Jean-Pierre Diény, in: Paul Demiéville, Anthologie de la poésie chinoise classique, Paris, 1999; p. 252.

Xiu a faim

     
La voyageuse (appelons-la Xiu) descendue ce jour-là en gare de Xinqua, n’avait d’autre raison de le faire que le train cessait d’avancer pour un motif indéterminé. Elle était montée, avec un groupe d’étudiants, dans le wagon d’un convoi de marchandises tiré par une machine à vapeur cachectique. Depuis quelques semaines, les trains circulaient sans horaire et les voyageurs sans billet. On se loge comme on peut à Xinqua, dans un bâtiment abritant les décors de la troupe locale d’opéra traditionnel. Quelques restaurants sont ouverts, mais ne proposent que des plats à base de viande de chien.
Alors, il faut se contenter de biscuits emportés pour le voyage. Puis on croise un soldat conduisant un prisonnier attaché. Le malaise succédant au dégoût, décision est prise de quitter la ville par le premier moyen de transport. A peu de distance se trouve le village de Yiwu, où Xiu pense pouvoir retrouver un lointain parent, universitaire échoué dans cet endroit qui aurait pu rester oublié à jamais, s’il n’y avait la réputation de son jambon. Un autocar déglingué la dépose sur une place de marché grouillante de chalands et où les produits fermiers abondent en cette période de pénurie. Mais ce qui la frappe le plus, c’est la quantité considérable de peaux de chats suspendues à tous les étals. Le fameux parent étant introuvable et les doutes sur la composition du jambon d’Ywu pesants, Xiu décide de prendre le seul train de voyageurs annoncé à la gare.
  

     
La région de Guangzhou est connue pour son humidité et il pleuvra tous les jours de la semaine qu’elle y passera. Logée dans un immeuble en construction, le bol de nouilles à base de riz qu’on lui propose deux fois par jour est insuffisant à rassasier son appétit. Mais on trouve à Guangzhou quantité de friandises inconnues et Xiu se nourrit de gâteaux. A part le pont sur la Rivière des Perles, la ville ne révèle aucun intérêt particulier et le départ s’impose par lassitude. Notre voyageuse trouve une place dans un train en partance pour le nord et, malgré les tentations offertes par les nombreux arrêts dans des endroits inconnus, elle renonce à quitter sa place pour être certaine de la conserver jusqu’à destination. Et puis le Nouvel An approchant, l’envie de retrouver la maison gagne sur l’esprit d’aventure. Cette atmosphère de grandes vacances marquait le prologue de la Révolution Culturelle.

mardi 26 janvier 2010

Une petite ville sans importance

   
On peut parler d'un ailleurs, on peut dire "là-bas"; l'essentiel est encore de se trouver hors de l'endroit où l'on ne veut plus être. Mais, où aller ?
Une petite ville sans importance au Jiangsu: elle y est allé autrefois pour son travail, la vie y était moins chère, les gens avaient le temps, c'était beaucoup plus calme. Des nouvelles récentes de gens connus autrefois signalent l'importance prise au niveau mondial par un hôpital local dans la recherche et le traitement par cellules souches. En cherchant un endroit où se poser, pourquoi pas Xuzhou ? La perspective de recevoir des soins d'un genre nouveau est un nouvel espoir pour Xiu. Et il n'y a qu'un million huit cent mille habitants: un coin vraiment tranquille en Chine.

Une odyssée africaine

    
Le voyageur (appelons-le Piet) descendu cette nuit-là à l’aéroport de Dakar, a passé cinq heures rivé au hublot du DC-8, à prendre la mesure du continent où il va débarquer pour la première fois. Il fera plusieurs fois le trajet en avion et sera toujours émerveillé par ces minuscules feux de camps éclairant la nuit saharienne, comme un miroir reflétant les étoiles. Il est très tôt et le gendarme pointilleux le fait asseoir en attendant le document qui doit compléter les formalités d’immigration. Alors il observe, avalant des kilomètres d’informations, l’activité nocturne de ce lieu dédié au basculement des corps de la fuite au retour. Le papier arrive et Piet s’extrait de la neutralité bienveillante de l’aéroport pour sauter enfin dans l’inconnu. Arrivé à l’Hôtel Saint-Louis, rue Félix-Faure, il aurait été heureux de pouvoir se reposer, s’il n’avait été aussi excité par l’aventure qui commençait. Attendant le sommeil, il se verse un fond de verre à dents de whisky, puis va fumer une cigarette à la fenêtre des toilettes pour épier la vie émergeant de la nuit africaine. A dix heures on le réveille, et c’est l’attente patiente, initiation au rythme indigène. Midi passé, apparition surnaturelle d’une voiture venue le chercher. Puis ce sera la longue route initiatique, par étapes successives, de révélation en révélation. Il y a la ville étonnante que l’on dépasse, comme on dépasse la banlieue surprenante.

On s’arrête pour manger au Poussin Bleu, à Thiès, comme s’il fallait ajouter une touche d’inattendu au tableau des surprises. Et on reprend la route rectiligne traversant des villages biscornus ou des étendues de baobabs aux tentacules menaçantes. Mais plus la voiture progresse en direction du nord et plus la végétation se raréfie. Le pays n’a pas reçu sa ration de pluies depuis sept ans, provoquant un désastre écologique et humanitaire. Le chauffeur doit éviter plusieurs fois des charognards besognant sur le cadavre d’une tête de bétail, obligeant la voiture à de sinistres détours. Pas encore habitué à cette chaleur harassante, notre voyageur est sur le point d’atteindre le point d’ébullition, quand le pont Faidherbe s’avance pour lui proposer une dernière escale au frais, à l’Hôtel de la Poste, Saint-Louis du Sénégal. Tout paysage nouveau est insolite, même s’il est monotone. C’est bien l’attitude à prendre en se soumettant encore aux cent derniers kilomètres: buissons épineux, arbres rabougris, herbes chétives, sable envahissant, chèvres desséchées et huttes calcinées. Piet arrive enfin à ce qui sera son chez lui.

lundi 25 janvier 2010

Là où tu n’es pas se trouve le bonheur

   
L’idée d’avancer dans cet âge qui m’éloigne progressivement des autres, ne m’attriste pas. Avoir tous ces souvenirs des temps passés que toujours moins de gens connaissent, me donne le sentiment d’une richesse intransmissible. S’il faut toute une vie pour en comprendre le sens, je dois certainement me rapprocher du terme car je commence à y voir un peu plus clair. Mais je ne révélerai pas ce que j’ai compris : c’est incompréhensible à quelqu’un qui n’aurait pas atteint mon âge.
Je regarde maintenant le paysage, comme si je voulais sortir du décor. Au bout de la rue, la palissade d’un chantier : en prenant à droite, puis à gauche, on peut reprendre dans la bonne direction. Un peu plus loin, la vue ira se perdre dans le lointain teinté de grisaille hivernale. Mais même ainsi, marcher jusqu’à ce point pourrait offrir l’ivresse d’une évasion. Vers autre part, vers autre chose. L’ailleurs qui attire ou rejette, suivant son tempérament.


Là-bas, c’est très vaste : partout où mes semelles m’ont porté, en ce qui me concerne. Sur ce même sol, pourtant souvent différent, de cette même planète dont on finit un jour par avoir fait le tour. Ce qui n’est pas sans jeter la confusion dans les pensées ; le bout ultime de l’horizon, c’est le point de départ. Alors ont voit l’écureuil, ou le hamster, fonçant des quatre pattes comme un dingue dans sa roue pour échapper à quoi ? Sinon lui-même. Pour trouver quoi ? Sinon lui même. Et l’on repense à la chute du poème: "Là où tu n’es pas se trouve le bonheur".